Ascension

titre original »Himmelfahrt«, Der Körper des Salamanders, Piper Verlag, 2001

traduit par Laure Mitéro

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Ainsi du moins, gêne et désagréments lui auront été épargnés, au père. Et à moi aussi. De voir combien il s’accommoderait de tout et trop vite. N’était-ce pas le père justement qui flottait sur l’eau?

Chaque pont, n’importe quel pont, m’amène à longer le parapet et de plonger mon regard dans les flots des fleuves et rivières ou dans les vieux ruisseaux sales qui stagnent dans chaque ville, leur eau toujours croupie. Et chaque fois, je vois de ce père, quand j’ai déjà presque quitté le pont, un bras, une main semblant faire signe, un genou grotesque. Et chaque fois, il file au-dessous de moi, je dois me dépêcher si je veux le suivre des yeux. Je cours de l’autre côté du pont, me penche bien au-dessus du parapet, souvent à bout de souffle, mais il y a longtemps que le courant l’a emporté, même là où il n’y a pas de courant et où la rive est jonchée de boîtes de conserve, de vase et de vieux canapés, là où le pont semble si étroit, qu’en deux pas, on atteint le parapet d’en face.

Lorsque le téléphone sonna, l’après-midi était déjà bien avancée, je suivais du doigt sur un plan les rues d’une métropole européenne et pensais à l’avenir. Je compris que c’était lui qui cette fois ne déguisait pas sa voix et me disait, sans prendre non plus son ton autoritaire, qu’il fallait que je vienne, qu’il était prêt, que je savais où étaient les réserves. Je reposai le combiné. Entre nous, un adieu.

Le trajet en tramway qui menait aux quartiers périphériques ne fût que regard. Je n’eus aucun mal à garder la tête vide, je me redressai même à plusieurs reprises, comme si la journée m’intéressait. Je descendis à la maison de la culture, laissai derrière moi des femmes ployants sous les cabas et des hommes, cannettes de bière à la main, pour me diriger à grands pas vers la porte d’entrée, je finis par trouver la clé que je devais toujours avoir sur moi depuis qu’il avait pris sa décision et m’avait priée de le seconder, et je montai. La cage d’escalier en béton, avec son papier peint à fleurs et ses plantes poussiéreuses, me mit en confiance : tout était sûrement déjà terminé, et comme prévu, je venais juste constater un état de fait. Inscrire un corps dans un registre.

Dans l’appartement, en haut, ne m’attendait aucun chaos, aucun spectacle, pas même un père tremblant étrangement, ignorant ce qu’est le courage et me suppliant de décider pour lui. Je remarquai tout de suite que j’étais arrivée trop tard, c’est-à-dire : au bon moment.

Une fois entrée, je m’arrêtai, parce que je ne voulais pas procéder tout de suite à l’inspection, et mon regard, tourné vers la cour, alla buter sur d’autres fenêtres. En bas, au centre, deux petits arcs de triomphe sur lesquels on pouvait grimper et qu’on avait plantés dans du sable terreux. Pendant toutes ces années, pas un arbre n’avait poussé, l’herbe n’était jamais sortie de cette butte crasseuse, car on avait attendu que les locataires se soient installés pour aménager la cour. Et à ce moment là, une centaine d’enfants avait déjà sillonné le sol de leurs vélos, luges et voitures. En me retournant, je verrais l’appartement dans toute sa largeur, donc de nouveau à travers une vitre. Le vécu de tout un siècle. Ces appartements – nacelles d’une grande roue – de gauche à droite, le regard ne rencontre que le vide, lançai-je dans le couloir. Au même moment, je me rappelai que mon père avait raconté que des canaux devaient être creusés entre les tours encore neuves, avec des petits ponts, des pontons sur des lacs, des étangs bordés de roseaux, et des îlots au milieu du bloc d’immeubles, que ça gagnerait en couleur comme ça, mais à notre arrivée : rien. Une fois de plus, la pénurie était passée par là.

La nacelle se balançait de manière inquiétante. Quelqu’un avait arrêté la grande roue. Le tour à peine commencé, le point culminant était sans aucun doute encore loin, mais le toit de la nacelle me cachait la vue. Il fallait donc s’en arranger, attendre, parce que des gens montaient peut-être, ou alors c’était pur sadisme de la part du forain, dans sa petite baraque, il tirait d’un coup la manette et s’extasiait de lire l’inquiétude sur mon visage. Et maintenant, celle-ci était d’autant plus lisible que, ne suivant aucune piste, aucun fil, j’entrai directement dans la bonne pièce. Je vis à peine, comme sans y prêter attention, qu’il était allongé plus loin, au fond. Entre nous, un espace. Je frôlai les meubles droits et silencieux, si tout se décomposait avec le père, qu’y avait-il encore à saisir ici ? Sur l’étagère du salon à côté de moi, surgit une devise en écriture gothique que je n’avais jamais vue auparavant, encadrée et posée contre une miniature en plastique, réplique exacte d’un char d’assaut. J’y lus sans difficulté :

N’oublie jamais ceci : il n’est pire fardeau que celui

Dont le vide serait avéré, car tu n’as en fait rien à porter.

Mais il fallait continuer, s’assurer que le dessein du père s’était bien accompli, la liste des choses vraiment bizarres viendrait plus tard. Toutefois, j’épiai encore un instant les bruits de la pièce, car je redoutais un choc terrible, je ne voulais pas avoir l’air embarrassée, ridicule, si tout cela n’était qu’une plaisanterie. Il pourrait voir que j’avais peur. Je fis comme si je m’attendais à ce qu’il se lève d’un bond. De m’avoir testé, s’écrierait-il, serait sa plus grande victoire. Mais ceci n’était que pure imagination, telle était peut-être l’idée que je me faisais de lui, d’un humour qui nous rendrait complice et saurait consoler qui avait peur.

Cependant, j’aurais découvert avec plus de déplaisir encore qu’il n’y était pas arrivé, qu’il gisait là, à moitié éteint, et me laissait à charge le dénouement, me confiant à voix basse ma dernière mission : mot d’ordre puisatier ! J’étais venue sans rien, je n’avais pas d’autre scénario, et sous la main, rien qui puisse me servir. Il ne me restait qu’à espérer qu’il en avait terminé avec cette manœuvre pour laquelle il avait établi, dans cette pièce, un ordre digne du tas grisâtre de chemises uniformes rangées dans l’armoire qu’il repassait lui-même. Un ordre qui était également le mien : n’était-il pas venu dans ma chambre, une fois, tard après le travail, avec un ceinturon unique en son genre, n’avais-je pas été surprise par le poids de l’arme ? Je voulais toujours qu’il me dise en quoi il était le meilleur, au pistolet ou à la mitrailleuse, alors que je le savais déjà. Mais c’était grandiose et comme un jeu entre nous lorsqu’il admettait n’être pas bon en quelque chose. De loin, j’avais entendu le bruit réconfortant des exercices de tir sur le terrain qui se trouvait derrière l’école. Et n’avais-je pas également débordé de joie cette nuit-là, lorsque qu’il m’avait raconté dans le noir, qu’il avait dû, à l’instant même, rappeler les soldats à l’ordre, un ordre que sa fille avait compris depuis bien longtemps. Et lorsqu’il eut quitté ma chambre, j’avais cherché à tâtons sous mon lit la petite valise que j’avais remplie en cachette de vêtements de rechange, de livres et de photos, au cas où nous serions attaqués.

Et comme ça, il sautait aux yeux, tout de suite, parce que derrière le fauteuil, ses jambes faisaient désordre à s’étaler ainsi dans la pièce. Jusqu’où faudrait-il aller pour être sûre ? Je ne voulais rien avoir à faire avec un corps à moitié en vie. Je m’approchai du fauteuil, tout en suivant la bibliothèque du regard. De nombreuses après-midi, j’avais été sidérée par l’Homme, fascinée jusqu’à l’écoeurement, mais j’avais remis les sombres volumes et leurs illustrations bien en place à l’aide d’un tabouret.

Alors, regarder, s’en garder, s’épargner ? J’énumérai, manipulant une plante, et redoutais une grimace. La nacelle eut un soubresaut, j’attrapai le fauteuil, ne voulais pas tomber à la renverse, la balustrade était si basse, mais nous n’avançâmes d’abord qu’un court instant, toujours suspendus dans l’air, mais déjà tout près de l’endroit où l’on a la meilleure vue. En bas, minuscule, le tramway, et de l’autre côté, des enfants piaillant comme des chats. Ces bruits là, c’était clair, restaient collés au béton.

Mais moi, rien ne venait me perturber pendant ce tour. Il était couché là, serein. Un coup d’œil suffit, je revins hâtivement sur mes pas, le long de la bibliothèque. À chaque fois, il s’y trouvait quelque chose de nouveau, comme ce cliché d’une curieuse époque : moi, dans ses bras, avec une coupe de cheveux incongrue, lui, harnaché de son uniforme, lors d’une remise de décorations. Je ne pouvais dire, qui de nous deux était à l’honneur. Mon index, dans sa septième année, était posé sur son épaulette et comptait sûrement en cachette les étoiles, toujours dans l’espoir qu’il y en aurait enfin une de plus et un jour, peut-être, encore une autre. Car seules trois étoiles dorées et une épaisse tresse de ruban argenté nous ouvriraient les portes du dernier étage du centre de vacances. Là, il y avait des tapis, et dans toutes les chambres, des téléviseurs. Mais bien que dépourvu de ruban argenté et de ses trois étoiles, c’est sur un tapis, à proximité d’une télévision, qu’il avait réussi à mourir. J’étais venue authentifier, enregistrer la trouvaille. Je voulais que sa mort restât sa mort et me retrouvais pourtant coincée dans cette nacelle qui oscillait toujours légèrement. En bas, musique et barbe à papa, et ici, un homme, le souffle coupé. L’air se fait rare, criai-je timidement en direction du sol. La médecine pouvait-elle encore quoi que ce soit pour ce cas ? N’avait-il pas suivi mes conseils ? Là n’était pas la question. Tester si quelqu’un, libre de recourir à une préparation chimique en tube dans une salle de bain, pouvait continuer à vivre, tel était le culot dont je faisais preuve. Car seul se montrait grand celui capable de repousser la vie comme on fait un choix à un comptoir. Je ne suis responsable de personne d’autre que de moi-même, dis-je d’un ton sentencieux, que chacun fasse avec. Afin de pouvoir laisser sur son épaule mon doigt d’enfant collant, j’avais, moi, le chien, supplié dans mon sommeil et puis, rien dit de plus.

Et maintenant : quelle décision rationnelle que ce corps, contrôlable à souhait. Ne restait qu’à le recenser et ainsi nous fut épargné un vilain assemblage de bien de faits. J’étais sûrement la dernière de mon espèce à faire encore des trouvailles de ce genre. Tout comme l’expérience que le mutisme des cadavres avait un son. Je le remarquai aux ondes qui déferlaient à présent en ma direction, du fauteuil au coin repas, à travers tout l’appartement, sur moi. Mais non, ce n’était que ce remous dans l’estomac, ce malaise, lorsque la nacelle se met en branle et que, le point culminant passé, on redescend et prend une dernière fois de la vitesse.

J’allais entre les murs jusqu’au couloir. Je m’arrêtai dans l’embrasure de la porte, étouffai un bâillement, il ne fallait pas en faire trop. Une attitude adéquate en ces circonstances, j’évitais déjà toute cérémonie. Que les suivants prennent ou sauvent quelque chose ici, moi, je ne voulais pas attendre plus longtemps.

À un moment ou à un autre, la nacelle s’arrêterait, j’en sortirais d’un bond, crierais : un ivrogne, et, le pouce par-dessus l’épaule, j’indiquerais en passant au forain le corps inerte. Puis je disparaîtrais derrière le premier stand de galettes. Le dernier regard porté sur lui n’avait de toute façon pas été celui-là. Le moment était venu, je ne voulais pas le voir habillé de rose comme certains autres qui portaient l’uniforme par obligation et non, contrairement à lui, comme une seconde peau. De cette sorte-là, ne demeuraient maintenant que deux jambes derrière un fauteuil. Le reste derrière du cuir marron. Était-ce par prévenance qu’il ne m’avait pas jeté sa mort en pleine figure ? Devais-je être reconnaissante ? Ce n’est qu’une fois dans le couloir que je vis une pantoufle non loin de la nature morte à jambes et fauteuil. J’imaginai les lignes blanches que la police tracerait à la craie autour de son corps. Une pantoufle, tracerait-on également un cercle blanc autour de cette unique pantoufle ? J’étais silencieuse, debout dans le couloir, à côté des grandes bottes en cuir noir qui avaient toujours nécessité un tire-botte. Je ne voulais pas donner l’impression que je m’ennuyais, je ne m’ennuyais jamais lorsqu’il parlait, qu’il expliquait de sa voix forte. Quand le monde avait été créé, et à quoi il ressemblerait bientôt, pourquoi c’était si important de vivre ainsi et pas autrement, et j’avais trouvé la vie si légère. Le monde était aussi simple que ça : quand je serai grande, plus grande, la plus grande, je serai ce que je suis déjà grâce à toi. Et tous les jours, je regardais dans l’atlas les tâches rouges et lointaines, que j’avais le droit de découvrir. Une sur chaque continent. Quelle chance que, sur la planète, tout soit aussi bien réparti. Je verrai des chevaux sauvages en Mongolie de même que des riziculteurs vietnamiens et traverserai l’océan Atlantique en bateau à la découverte du sucre de canne.

La nacelle s’arrêta à nouveau. Un autre tour, il était encore temps de décider. Je ne voulais pas voir le sucre de canne. Je ne voulais plus. Lui non plus, ça ne l’avait plus intéressé. Il était resté trop longtemps dans cet appartement qui, avec le temps, était devenu toujours plus petit, toujours plus propre. Excepté début mars et à l’automne, lorsque le soir il y avait des invités et que le cercle se retrouvait. Sortis des immeubles d’à côté, des bonhommes chauves, au nez rouge et aux yeux de cochons faisaient leur entrée avec leur gros ventre autour desquels ils avaient serré leur ceinturon, un cran de moins à chaque nouvelle visite. Le carnaval en mars et à l’automne. En ricanant, ils sortaient de sacs et poches colorés, vareuses, ordres, bonnets et casques, et feignaient de rire d’eux même, et de leur humour incroyable. Avant d’entrer dans le séjour, ils faisaient leur rapport, toujours à mon père, puis se dirigeaient au pas vers le coin salon. Une fois, lors de l’exécution du pas de l’oie, l’un d’eux avait projeté une chaise qui était allée heurter l’aquarium. Les guppys avaient gigoté sur le tapis et, plus tard, atterri dans des verres à cognac. Mais lors de ces réunions, il régnait d’ordinaire un ordre solennel. Le visage écarlate, ils racontaient qu’en l’intervalle de vingt-cinq minutes les troupes avaient été prêtes au combat pendant que, de l’autre côté, les généraux ronflaient dans leur résidence secondaire au lieu de passer à l’attaque. Leurs soldats ramollis en auraient encore été à remonter leur slip tout chaud le long de leurs cuisses, que l’on aurait déjà été depuis longtemps à Helmstedt ; quand les réservistes ébahis des villages alentours seraient venus à notre rencontre dans leur grosses voitures, Braunschweig aurait déjà été écrasé, et au bord de l’Ems, tout aurait été fini bien avant qu’ait pu se former une défense digne de ce nom. On a toujours pensé que ça arriverait et maintenant… tout ça pour des prunes, des prunes je vous dis. Arrêtez de geindre, notre tour viendra.

Il fallait que je sorte de l’appartement. Mon père, l’exemple, était toujours couché là avec une seule pantoufle au pied. L’idée qu’on viendrait à le découvrir avec ces chaussures ridicules était déplaisante. Je retournai donc dans la pièce, attrapai l’unique pantoufle comme au mikado et la lançai dans le couloir. S’approcher à pas de loup puis faire une percée fulgurante, mettre moins de temps qu’il n’en fallait aux bâtonnets pour trembler. L’autre pantoufle, qu’il avait encore au pied, me mit de nouveau en difficulté : rentrer en contact avec un corps dont je m’étais déjà défaite. Ne l’avais-je pas déjà jeté de la nacelle, tout en haut, pour m’asseoir ensuite sur le sol comme s’il avait chuté, et mes cheveux seuls n’avaient-ils pas dépassé de la balustrade, balayés par le vent. Je voulais redescendre puis sauter l’air effrayé, me fondre dans la masse de ceux observant la victime et comme eux, ne faire que regarder. Mais je m’étais trompée. Rien n’était passé par-dessus bord. Tout était encore à sa place, et je voulais arranger l’image d’un proche. Ça en vaudrait la peine. Bien qu’après ce tour de manège je ne sache plus de quelle façon. Je voulais quelqu’un d’étranger, qui ne vieillirait pas et dont le sang serait plus ou moins épais que le mien. Celui se lavant les mains à la pompe du jardin ouvrier, ce carré d’herbe avec cabanon, et qui riait toujours devant l’objectif. Et plus loin devant, moi, une feuille de rhubarbe sur la tête. Celui épatant tout le monde jusqu’à ce que je n’en puisse plus. À chaque époque, sa couleur, disait-il, la vie, toujours la vie. Et il l’avait souvent répété, si souvent que j’avais fini par craindre qu’il puisse tout supporter, tout tolérer et finalement s’installer dans cette devise. Mais ce ne fut pas le cas et je m’en réjouissais car un père survivant quoi qu’il arrive me serait sorti par les yeux.

Je m’approchai de lui et me préparai à sentir la forme de son pied. Je m’assis devant le fauteuil de manière à ne voir de son corps que la partie allant du pied au genou, et je tirai la pointe de la chaussure vers le haut. Telle une branche que l’on effeuille. La chaussure céda, entraînant tout de même sur quelques centimètres la jambe avec elle. Celle-ci retomba d’un bruit sourd sur le tapis. Je tressaillis, ce pied, c’était aussi ma douleur.

Cela fait, tout était terminé. Je pouvais fermer, l’esprit tranquille.

Quel dénouement délicieux : l’histoire suivait son cours propre, un père pouvait faire ou pas ce qu’il voulait, être couché là ou ailleurs, et je pouvais le voir comme je voulais. Dans un élan d’enthousiasme, je pensai aux nombreuses variantes de père que j’aurais aimés rencontrer, rien que pour pouvoir me défaire à nouveau d’eux. Je refis le tour des pièces, cette fois par pure curiosité, ouvris la porte de la chambre, maintenue bien au frais, puis celle de l’armoire, fouillai entre les chemises et les vestes de la penderie et ne trouvai rien de ce qu’il était. Sa veste, maintenant sans décoration, pendait dans un des sacs transparents de la teinturerie. Dans une petite boite contre la porte, je trouvai des manchettes ornées d’un motif minuscule : entre de fines feuilles de chêne, une mitraillette miniature, baïonnette au canon, sur laquelle se trouvait l’inscription à peine lisible à l’œil nu « Le meilleur ». Je les mis dans ma poche et, tout en refermant la porte, attrapai encore une fausse cravate déjà nouée s’attachant autour du cou à l’aide d’un simple élastique. Style audacieux, chuchoterait-on demain. Style audacieux, quoi qu’on en dise, et moi, le mannequin, marcherai parmi eux et resterai lamentablement ignorée.

Soudain, je dus empoigner le papier peint, m’y agripper, car la nacelle touchait terre. Zone de sécurité, veuillez patienter encore un instant. Dans le couloir, je décrochai une photo du mur : mon père âgé de cinq ans, placé devant un livre, avec lui aussi une coupe de cheveux incongrue. Je la fis sortir de son cadre et essayai de la plier. Je croyais que ça se faisait. Je n’y parvins qu’avec difficulté, le papier sauta à la pliure laissant des raies blanches sur la photo. Je la mis dans la poche intérieure de ma veste, où, à l’étroit, elle appuyait contre ma poitrine.

Toujours dans la cage d’escalier, je m’arrêtai, après que j’eus dévalé les marches à grandes enjambées avec, dans la main, les chaussures, ticket usagé destiné à la poubelle. Derrière les quais du tramway, remarquai-je, les arbres remuaient, comme s’il y avait quelque chose dans l’air.

Mon père, l’oiseau, qui serait bientôt poisson.